« La langue anglaise est un fusil à plombs : le tir est dispersé. La langue française est un fusil qui tire à balle, de façon précise » c’est ainsi qu’Ottode Habsbourg-Lorraine archiduc d’Autriche, prince royal de Hongrie et président du Comité international pour le français langue européenne, illustre la clarté et l’exactitude de la langue française par rapport à son homologue anglaise. Antoine de Rivarol, encensant la langue de Molière, estime qu’elle est «de toutes les langues la seule qui ait une probité attachée à son génie. Sûre, sociale, raisonnable, ce n’est plus la langue française, c’est la langue humaine ». Pour Anatole France, l’une des figures les plus saillantes de la littérature française,
« la langue française est une femme. Et cette femme est si belle, si fière, si modeste, si hardie, touchante, voluptueuse, chaste, noble, familière, folle, sage, qu’on l’aime de toute son âme, et qu’on n’est jamais tenté de lui être infidèle ».
Ces propos élogieux semblent ne plus trouver d’écho auprès d’une grande partie de jeunes marocains, n’hésitant pas à exprimer, leur démotivation à l’égard d’une langue dont ils décrient la désuétude, l’archaïsme et la rigueur.
Ce constat est d’autant plus corroboré par une récente étude du British Council publiée en avril 2021 qui révèle que « l’écrasante majorité des jeunes marocains considère que l’anglais […] est une langue vitale pour leur avenir et pour celui du pays ». L’étude intitulée « Shift to English in Morocco » effectuée auprès d’une population de 1200 jeunes marocains âgés de 15 à 25 ans, dévoile que 40% de ladite population croient que l’anglais est plus important à apprendre, alors que 10% seulement ont cité le français. Il ne fait plus l’ombre d’un doute, le français est aujourd’hui voué aux gémonies au profit de l’anglais jugé langue universelle, langue des sciences et de la technologie bref, langue de l’Avenir.
Le présent article se propose, sans se prétendre à l’exhaustivité, de dévoiler les causes ayant initié un tel revirement.
Un héritage colonial pesant
Aux antipodes de la langue de Shakespeare, le français traîne encore le boulet d’un lourd héritage colonial. Aussi se trouve-t-il confronté à d’inexorables aléas identitaires, et peine encore à se tailler une place dans cette mosaïque que constitue le paysage linguistique marocain. Fouzia Benzakour professeure de linguistique à l’Université de Rabat rappelle à ce propos que
« Le français au Maroc est un composant d’un bouquet de langues qui s’interpénètrent les unes les autres mais où chacune tente à coup de légitimité, d’historicité ou de modernité de se forger une place confortable dans un chantier de reconstruction identitaire en pleine agitation ».
Du fait de son passé colonial stigmatisant, la langue française a toujours été l’otage des relations franco-marocaines ; tout soubresaut politique entre les deux pays, met au-devant de la scène le débat sur la politique linguistique au Maroc et la nécessité d’opter pour l’anglais comme langue privilégiée et langue d’ouverture.
Une langue de distinction sociale
De la même manière que l’officialisation du français sous le protectorat, lui a valu la désignation de langue antinationale, l’appropriation de cet idiome par une minorité appartenant à une classe huppée, instruite et moderne, a stigmatisé la langue française au fer rouge de l’élitisme. Elle est dès lors perçue, par le grand public, comme une langue de prestige et de distinction sociale, voire une langue de snobs. Laquelle perception est nourrie par la montée en puissance du mythe du pauvre brave citoyen communément appelé « ouald chaab » ; la version très marocanisée du prolétaire miséreux et inculte, certes, mais dont l’intelligence affûtée, la générosité indéfectible, la dignité et le courage le hissent aux rangs du héros populaire, éternel antagoniste du nanti.
Une langue indomptable
Le français est souvent taxé d’être une langue indomptable et récalcitrante. En effet, la fantaisie de son orthographe, la rigueur de sa grammaire, la complexité de sa prononciation et l’irrégularité de ses règles sont à l’origine d’un tel constat. Selon une enquête réalisée par Mediaprism pour Le Point, à l’occasion de la sortie d’un hors-série,73% des Français considèrent que leur langue est difficile. Toujours est-il que l’argument selon lequel l’anglais serait moins complexe que le français est tout sauf bien fondé. Selon Claude Hagège, linguiste français, cette apparente simplicité de l’anglais est due à sa morphologie verbale et nominale moins sujette aux modifications, d’où l’absence des accords et de l’opposition des genres grammaticaux. Ceci ne devrait pas occulter, toujours selon Claude Hagège, sa phonétique extrêmement complexe et sa richesse en expressions idiomatiques déroutantes qui constituent autant d’obstacles à l’apprentissage de cette langue.
L’inclination des Marocains pour la langue anglaise n’émane pourtant pas de la maîtrise de cette dernière ; l’indice de compétence en anglais EF-EPI (EF English Proficiency Index) évaluant les acquis des élèves marocains sur six années (de 2012 à 2017), stipule que le niveau des élèves marocains en anglais demeure des plus faibles au monde. D’où la pertinence d’interroger la fiabilité des critères (si critères il y a) ayant permis aux jeunes marocains de juger de la difficulté d’une langue qu’ils ne maitrisent pas, a fortiori d’en préférer une autre qu’ils ne maitrisent pas non plus.
Le français et la reconstruction des consommations médiatiques
Qu’on le veuille ou non, les moyens de communication de masse jouent, depuis toujours, un rôle prépondérant quant à la reconstruction des préférences culturelles du public. L’espace médiatique marocain ne déroge nullement à cette règle.
Ainsi, dans les années 70 et 80, la plupart des films et feuilletons étrangers diffusés par la première chaine nationale étaient doublés en français, contribuant par le biais de l’outil linguistique, à forger un comportement culturel plus enclin à accepter la culture et la civilisation françaises.
L’avènement des chaines satellitaires présentant un contenu distractif en langue arabe ou doublé en anglais, la diffusion en janvier 2010 du premier feuilleton mexicain doublé en (dârija), et la révision en 2012 de la programmation linguistique du champ audio-visuel marocain, limitant les programmes en langues étrangères courantes au Maroc à 20% de la totalité des programmes diffusés, ne laissèrent pas de rétrécir, comme une peau de chagrin, l’utilisation de la langue française dans l’espace médiatique marocain.
A ce niveau, le français semble battre en retraite, non seulement face à l’anglais, dont l’usage demeure encore très restreint dans nos chaines télévisées, mais au profit du dialecte marocain (dârija), de l’arabe standard et du syro-libanais, qui reconstruisent petit à petit les consommations médiatiques du public marocain.
Les réseaux sociaux, un baromètre
Ce basculement en défaveur de la langue française n’a pas manqué de se concrétiser sur les réseaux sociaux offrant ainsi une image on ne peut plus nette de l’érosion de la langue de Molière. Dans l’une de ses conférences largement partagée sur YouTube, Tareq Al Suwaidan, entrepreneur koweïtien, auteur et conférencier motivateur de renommée, estime que le français est une langue « arriérée », dont l’apprentissage est une perte de temps, et que l’anglais demeure l’idiome par excellence des sciences, du tourisme et de la planification stratégique. Propos qui ont été véhémentement ovationnés par le public Marocain, du moment que ladite conférence s’est tenue au Maroc.
Le ressentiment des Marocains à l’égard du français fait surface, comme nous l’avons mentionné plus haut, chaque fois que les relations franco-marocaines se brouillent. En effet, la décision du gouvernement français de réduire le nombre de visas octroyés aux ressortissants du Maghreb, a ravivé le débat sur les médias sociaux, de l’inanité de l’apprentissage du français et le besoin impérieux de passer à l’anglais.
Au terme de cet article, il est à rappeler que l’opacité du statut de la langue française considérée comme « première langue étrangère » ou « langue étrangère privilégiée », se répercute sur la place du français dans le système éducatif marocain. Les pratiques relatives à l’enseignement de cette langue demeurées immuables depuis des décennies, le passage hâtif et hasardeux du français langue enseignée au français langue d’enseignement, la discontinuité entre les différents cycles en matière d’objectifs d’enseignement et de compétences visées, l’obsolescence des manuels scolaires et le manque d’intérêt que les lycéens affichent vis-à-vis des œuvres littéraires au programme, autant de facteurs qui ont exacerbé la démotivation des jeunes à l’égard de la langue française.
Il est indispensable aujourd’hui d’approcher « le déclin » de la langue française, non d’un point de vue concurrentiel, le Maroc a toujours été la tour de Babel où cohabitent plusieurs langues, mais dans une optique inclusive et fédératrice, visant à tirer le meilleur parti des avantages qu’offre la maîtrise de l’anglais sur le plan économique, scientifique et technologique, sans pour autant tourner le dos au français, langue de la Culture, de l’Histoire, du raffinement, des idées et des Lumières.
Rachid Bouchaala